Naoko Yokoi 横井 奈穂子
4 décembre 2021Akari-Lisa Ishii 石井リーサ明理
17 février 2022Peut-être qu’un jour, j’aurais envie d'écrire en japonais pour dire qu’il faut être fier de nos valeurs japonaises et qu’il faudrait en parler plus ouvertement
Je suis japonaise, tokyoïte exactement, et cela fait plus de vingt ans que j’habite Paris. Je suis presque plus parisienne que tokyoïte si je considère le nombre d’années que j’ai passées ici.
Je me suis toujours sentie française, sauf quand on me demandait le secret de ma “zénitude”. Avec le temps, j’ai compris que c’était profondément liée au savoir-vivre japonais, bien plus qu’au fait que je sois génétiquement japonaise ou que j’ai vécu vingt ans dans le pays. Je connais des Français qui sont plus japonais que moi, mon mari le premier.
Dans ma famille, on est japonais de générations en générations. Rien ne me liait à la France. Pourtant, à dix-huit ans, y partir était devenu ma raison d’être. Ayant passé mon enfance en Angleterre, je parlais anglais, mon entourage me poussait à aller aux Etats-Unis faire un MBA, plus utile pour ma carrière selon eux. A croire que le français ne l’était pas, ce que je refusais de penser. Je voulais apprendre à parler et à écrire le français. J’ai tout fait pour y arriver. J’ai commencé à étudier la langue au Japon et dès que j’ai pu, j’ai pris un avion pour Paris, c’était en 1998.
J’ai fait Sciences Po car j’étais vaguement attirée par le journalisme et que c’était la meilleure école pour parfaire ma culture générale. Je voulais écrire en français mais je ne savais pas quoi à l’époque. Étant en section marketing, j’ai eu l'occasion de faire plusieurs stages. Pouvoir intégrer des entreprises dans ce cadre a été une expérience extraordinaire d’autant qu’au Japon, ce système n’existe pas.
Je me suis ainsi retrouvée dans le groupe LVMH où j’ai découvert l’industrie du luxe et l’excellence française. Après un passage à l’Ambassade du Japon à Paris, j’ai rejoint la maison Louis Vuitton où je suis restée dix sept ans. Je travaillais à la communication corporate, sur des projets de mécénat, d’ouvertures de magasins, sur des collaborations artistiques autour du savoir-faire et de l’héritage. Cela n’arrêtait pas, c’était tellement passionnant que les années sont passées à toute vitesse.
Je me pensais parisienne, complètement intégrée à la vie de mon entreprise et à la France. Hors, pendant tout ce temps, “Comment fais-tu pour rester si zen ?” était une question qu’on me posait souvent, je ne la comprenais pas, elle m'intriguait même. Au Japon, cette expression n’existe pas en tant que telle, le zen renvoie à la notion d'origine, c’est un courant bouddhiste qui prône la méditation et l’éveil de soi.
J’ai commencé à analyser le sens de cette question, pourquoi on me la posait, qu’est-ce qui faisait que mon attitude était “zen”. J’ai alors compris que quelque chose en moi était resté profondément japonais. Je n’en avais pas eu conscience jusque-là, c'était une vraie découverte, une surprise qui de fil en aiguille m’a permis un voyage intérieur, à la recherche de mes racines japonaises, de mes valeurs profondes en quelque sorte.
En France, quand on parle de valeurs, on pense à liberté égalité fraternité, des valeurs nationales et universelles que les Français communiquent dans le monde entier.
Les Japonais eux, ont tendance à penser que leurs valeurs sont si intrinsèquement japonaises que l’étranger ne peut pas les comprendre. Du coup, il y a peu de tentatives pour les théoriser et les expliquer.
Ce voyage intérieur a réveillé mon envie d’écrire en français, et j’avais là un sujet tout trouvé. Mon livre “Les secrets du savoir-vivre nippon” est sorti en France cet automne. Je commence à avoir un bon retour des lecteurs. Il y a un vrai engouement pour le zen, beaucoup de mes collègues et de journalistes adorent le Japon. Ce n’est pas juste une histoire d’exotisme et d’autre ailleurs comme il y a vingt ans. L’intérêt actuel des Français pour la chose japonaise est plus profond, cela concerne toutes les générations, de celles qui ont découvert le Japon via les manga et les anime aux plus récentes. Aujourd'hui, il est possible de discuter du whisky japonais, des onsen, du bien-être en général. Je pense que c’est un début, il y a un intérêt mutuel à découvrir nos cultures respectives, Français et Japonais ont quelque chose en commun et l’envie de le partager.
J’adore la France, encore plus vous les Français avec votre esprit critique et vos débats pour un oui et pour un non, vraiment ne changez pas. S'il y avait des konbinis comme à Tokyo et des onsen, ce serait juste parfait.
Par contre, j’ai plus de mal avec les crottes de chien sur les trottoirs, je ne comprends pas comment on peut laisser son chien faire ça. Tout le monde marche dedans, ce n'est pas sympa pour les autres. Dans mon livre, je parle de l’importance du nettoyage car les Japonais détestent la saleté. Par exemple, dès la petite école, on apprend aux enfants à nettoyer la salle de classe. Ici, j’ai l’impression qu’on jette mégots et papiers dans la rue en pensant que la mairie ou quelqu’un d’autre va nettoyer, je n’aime pas cet esprit.
C’est l’art de vivre à la française qui m’attirait dans la France, pas la mode ni la cuisine. La première chose que je voulais faire en arrivant, c’était m’asseoir à une terrasse, boire un café en mangeant une tartine et regarder passer le temps.
J’aime ce rapport que vous les Français avez avec le temps, prendre le temps pour partir en vacances, pour passer trois heures à table, tout ça. Les Français savent capter l'essentiel, ils ont cette faculté d’aller au fond des choses, un côté jusqu'au-boutiste et révolutionnaire. Je crois que ce qui les attire du Japon, c’est la recherche de l’essence de soi, de pouvoir ôter toute la superficialité de la vie pour être en paix avec soi-même, je pense que c’est pour ça que nos deux pays s’apprécient tellement.
Depuis le temps que je vis en France, j’y ai de très bons souvenirs, et beaucoup sont liés à ma vie professionnelle. J’ai quitté mon entreprise au printemps de cette année pour me consacrer à la promotion de mon livre. J’ai déjà des idées pour d’autres ouvrages, j’ai envie de raconter autre chose. Peut-être que j’écrirai le prochain en anglais, je ne sais pas encore mais je pense que ce sera bien.
A y regarder de plus près, ce sont souvent des étrangers dont beaucoup de Français qui véhiculent les valeurs et les traditions japonaises. C’est incroyable, il s’ouvre en France des maisons de sake, des épiceries japonaises, on produit de la bonite séchée ou du miso. Rien qu’à Paris, les meilleures pâtisseries japonaises sont tenues par des français, Tomo, le Matcha Café, le Kafé Buki, la Maison du Mochi … Les mochi, les onigiris, ça n’a pas de goût, qui aurait cru que les Français mangeraient cela, c’était inimaginable il y a encore quelques années.
Et de plus en plus de Français qui vivent au Japon s’y sentent complètement à l'aise.
Les Japonais ne savent pas tout cela, alors peut-être qu’un jour, j’aurais envie d'écrire en japonais pour le leur expliquer et leur dire qu’il faut être fier de nos valeurs japonaises et qu’il faudrait en parler plus ouvertement.
La France excelle dans le faire savoir de son savoir-faire traditionnel, il est toujours remis au goût du jour, entre innovation, modernité et tradition. C’est ce que j’ai appris de mes années passées dans le luxe en France et ce serait cette connaissance que je pourrais partager.
Il y a une place pour une Japonaise de dire que l’on peut plus communiquer sur notre savoir-vivre, qu’ il faut tenter de l’expliquer à partir de nous. Le wabi sabi par exemple, les Français et les Américains adorent ce concept. L’humilité japonaise, le kenson, est une posture de penser à l’autre extrêmement utile.
Et il y a l’histoire de l’ikigai, ou comment un concept japonais à la base peut être théorisé pour parler de ce qui est évident pour un Japonais. Je ne voulais pas en parler au début, je pensais que c'était un concept détourné. Et en fait, c'est venu d’un type qui enquêtait pour le National Geographic sur les zones bleues. Les centenaires d'Okinawa lui parlaient de ikigai, c’était un mot qui leur venait naturellement. Une autre personne a repris ce mot, l’a plaqué sur le diagramme de Venn en remplaçant “purpose” par” ikigai” pour lui donner une dimension internationale. Et le mot est revenu au Japon.
Cela me ferait plaisir de retourner habiter complètement au Japon. Ma fille a sept ans, elle est scolarisée à Paris, donc repartir y vivre n’est pas à l’ordre du jour. L’idée serait plutôt de faire des allers-retours, passer le printemps et l’été en France, et l’automne et l’hiver au Japon. Quand je suis arrivée ici, physiquement j’ai ressenti que le rythme des quatre saisons n'était pas le même : en France, je trouve que l’été est très court et l’hiver très long. En septembre, on a déjà l’impression d’être à la fin de l’automne, en fait, on manque de lumière la moitié de l’année.